mardi 14 août 2007

LA MARIE-JEANNE

_ I _



Laissez, dans le foyer, couver la braise, amis, demeurez assis, faites silence et prêtez _ moi l'oreille.
Je vais vous conter l'histoire ... Qui est une histoire vraie ... Et qui est une terrible histoire ... L'histoire de la "Marie _ Jeanne" ... Jamais on n'entendit plus terrible histoire ...
C'est l'histoire d'un bateau de bois de takamaka. Il a été construit sur une plage de l'île de Mahé, la plus grande de l'archipel des Seychelles, tout au-milieu de l'Océan Indien... L'archipel des Seychelles : Une pincée de roches de granit que l'on a nommées Mahé, Praslin, La Digue, Silhouette ... Et quelques autres cailloux, dont l'île Longue, l'île Ronde, l'île Cachée et l'île Anonyme. _ Ah ! L'île Anonyme ! _ On dit que sur l'une d'entre elles est caché le trésor du pirate La Buse ... Mais c'est une autre histoire ... Je vous la conterai un jour aussi, pour autant que vous me le demandiez ...



_ II _





C'est en en mille neuf cent cinquante trois ... Mon histoire n'est pas ancienne ... Chacun de nous aurait pu se trouver là, sans aucun doute, à bord de la "Marie_Jeanne" ... Bateau de bois de trente cinq pieds, construit en bois de takamaka par les excellents charpentiers de Mahé ...
En plein milieu du jour ... Et je ne sais plus quel était le jour de la semaine ... On était parti un dimanche ... Mais allez donc savoir quel jour on était maintenant! ... Le soleil brillait comme il peut briller dans ces parages proches de l'équateur. La mer est lisse, aveuglante comme un miroir ardent ... Dans la cabine, il fait encore plus chaud que dehors ... Dehors où le soleil grille les membres, brûle les yeux ...
Demain vous rencontrerez peut-être l'un des Seychellois qui ont attendu en priant, ou cherché sur la mer. Il pourra vous confirmer que ma terrible histoire est bien réelle : C'est l'histoire de la Marie _ Jeanne ... Tout le monde la connaît ...





_ III _



Le soleil brille comme il peut briller dans ces parages. Nous sommes au-milieu du jour. Les membres grillent et les yeux sont brûlés. Dans la cabine, à l'intérieur, il fait encore plus chaud que dehors. Dix passagers sont à bord, hommes et femmes. Le silence est des plus complets, lourd, profond, angoissant ... Un silence que rien ne vient interrompre, si ce n'est une voix de temps à autre ... Mais on parle peu ... De moins en moins souvent ... Depuis combien d'heures, combien de jours ... Depuis combien de temps le moteur de la "Marie-Jeanne" s'est-il tu ?
De temps à autre on entend cogner quelque chose sur les planches du pont ... Mais on bouge de moins en moins, et le silence est le maître, de plus en plus : Est-ce ainsi que l'on entre dans l'éternité ? ... Pas une vague, pas un clapot contre la coque ... Pas un mouvement de roulis ... Pas de mouvement du tout ... Et rien sur l'océan ... Rien que des milliers de miroirs qui scintillent et vous brûlent les yeux.





_ IV_





Ils sont dix, embarqués sur la "Marie-Jeanne", dix en comptant les hommes et les femmes. Depuis combien de nuits ? _ Dix ... onze ... douze ? ... Dix, prétend Monsieur Corgat, propriétaire du bateau ... douze affirment Madame Ange Finesse et le jeune Selby, fils de Monsieur Corgat.
Dix, onze, douze nuits ... Qu'importe ... Le bateau est dans la main de Dieu; il dérive lentement dans la direction du sud-est ... Dans la main de Dieu, ou dans celle de l'Autre, celui que l'on ne doit pas nommer ?










_ V _


O, ces nuits ! _ Contrairement à ce que l'on croit, les étoiles ne sont pas toutes semblables : Il y en a de bleues, il y en a de blanches, des jaunes, des vertes ... Certaines palpitent, d'autres sont fixes ... Parfois, une comète raie la voie lactée : Sa queue s'enflamme, s'irise, brille, versicolore, puis s'éteint tout à coup. O ! ... Ces nuits ! On a vu décroître la lune, jusqu'à disparaître tout à fait : C'est affolant, une nuit sans lune, lorsqu'on dérive sur l'océan... On avait espéré voir l'île Frégate : Elle se trouve sur l'itinéraire supposé du bateau ... On a dû la doubler par une nuit sans lune ... On l'aura doublée sans la voir ...





_ VI _





Frégate, on l'aura doublée par une nuit sans lune ... On guettait pourtant ... O, si on guettait ! _ Dix, onze, douze fois, on a vu se lever l'astre du jour. Presqu'aussitôt apparu, il chauffait ... Chauffait ... Comment s'en abriter ? Sur l'océan toujours plat s'étendaient en longs cingles blancs les marques des courants. Dès le matin, bien qu'il n'y eut pas de vent, la surface de l'eau se couvrait d'écailles ... Des millions d'écailles de miroirs brisés ... Comment protéger ses yeux de cette lumière, qui vous vrille le crâne et jusqu'à l'âme ? _ O ! _ Ces journées de braise pendant lesquelles le ciel chauffe à blanc et la mer s'émiette en morceaux de cuivre fondu !













_ VII _









Douces journées passées sur la plage de Beauvallon, à l'ombre des grands filaos, tandis que les hommes tirent les filets et que les gamins courent après les poissons qui fuient : Éclats de rires, ... Et la paix, le dos calé confortablement contre un énorme bloc de granit tombé des sommets ... Palmes qui se balancent, eau des noix de coco, conversations anodines : O ! _ Les douces journées sur le sable blanc ! ... On ira tout à l'heure, au moment du jusant, ramasser les tec-tec, coquillages qui sautent quand l'eau se retire ! ... Dans le ressac brilleront des ribambelles de petits poissons qui, si on émiette du pain, viendront vous manger dans la main ... !

Qui rêve ainsi ? ... Divagation ? Est-ce la soif, la faim, l'inquiétude, l'angoisse, ou bien l'effet du soleil ?



















_ VIII _




Au petit matin , pendant quelques minutes seulement, le soleil vous laisse un peu de répit : _ Quelques minutes, pas plus ... Le ciel a blanchi, mais le soleil n'a pas encore jailli de l'horizon qui devient violet, puis bleu foncé ... Cela ne dure pas : Sous ces latitudes, le soleil bondit.

_ " Là, je vous dis ... Là, Là ! "

C'est Auguste Lavigne qui a crié le premier. Son cousin, Joachim Servina a repris ce cri tout de suite :

_ " Là, là ... Une île ... Une île ! "

C'est vrai qu'il y a une île : On la distingue très bien sur l'horizon, du côté où se lève le soleil : Elle est éloignée, mais on s'en approche doucement ...




_ IX _



Prêtez l'oreille, amis ... Prêtez l'oreille si vous désirez que le conteur poursuive : Le moment est crucial dans cette aventure : L'aventure de dix personnes réunies par hasard sur un bateau de bois de takamaka, un bateau de trente cinq pieds de long, appartenant à Monsieur Corgat, de Victoria, et commandé par Louis Laurence, véritable loup de mer, habitué à toutes les surprises de l'océan ... Mais le moteur du bateau est en panne et, depuis dix à douze jours ... Dix jours, disait Monsieur Corgat ... Douze affirmait son fils Selby ... Chiffre que confirmait Madame Finesse ... Pauvre Madame Finesse qui ne cessait de gémir, couchée, immobile sur le pont du bateau ...
C'est vraiment une terrible histoire comme en savent les marins et les femmes des marins.








_ X _




_ " Une île, tout là-bas ! "

_ " Ce doit être Agalega ..."

Agalega ! ... A plus de trois cent trente milles de Mahé, d'où l'on vient ... Six cent cinquante kilomètres ! ... On a parcouru six cent cinquante kilomètres dans la main de Dieu ... ! Où orienter la voile de fortune que l'on a gréée dès le début de l'aventure ? ... Le vent s'est levé ... Il est bon, doux, régulier ... Clapot le long de la coque ... Les uns se dressent et ne bougent plus, tendus; d'autres sont à genoux et prient. Les femmes chantent un cantique : On est très religieux aux Seychelles ...
Agalega ! Déjà les détails du relief se distinguent, les arbres ... La case de l'Administrateur ...

O ! Prêtez l'oreille ! ... Le vent tourne tout à coup ! ... Était-on dans la main de Dieu ou dans la main de l'"Autre", le "cornu" ? Mon histoire est terrible, je vous l'avais dit ... Mon histoire est terrible. Elle rebondit d'horreur en horreur : Au moment où l'on touchait presque cette île : Agalega l'isolée, perdue à six cent cinquante kilomètres dans le sud-est de Mahé ... Juste à ce moment-là ... Le vent tourne et devient contraire ... Remonter au vent avec un bateau si lourd et un semblant de voile de fortune ? ... Pensez donc ! ... Mais s'en éloigner le moins possible ... Réduire la voile, louvoyer, tourner en rond ...
















_ XI _




Ne pas s'éloigner de cette île ... Qui sait où nous pousseraient les courants ? ... Jusqu'au cap d'Ambre, pointe de Madagascar ... A cinq cents kilomètres plus au sud ? ... Est-on bien sûr de ne pas dériver beaucoup plus loin encore, plus à l'est ? .. Combien de bateaux, perdus ainsi, ne sont jamais revenus ? ... Combien de jours tiendra-t-on, combien de nuits ? ... La soif, la faim, le soleil, le sel ... Qui sera le premier à perdre la raison ? _ Madame Arissol, de Côte-d'Or, sur Praslin, semble bien faible ...




_ XII _





On approche doucement, et le vent est portant ... On distingue, parmi les cocotiers, la case de l'administrateur ... On allait arriver ... On allait toucher la rive ... Et puis le vent est devenu contraire et le bateau s'est éloigné ... L'île est loin déjà, quoi que l'on fasse pour essayer de rester auprès d'elle ... Gémissements, cris ... D'autres se taisent, consternés ... Monsieur Corgat saisit deux bouts de bois, y fixe deux plaques d'aluminium qui traînaient là : Ce sont des avirons qu'il a fabriqués ... Quels avirons ... Dérisoires ! ... Un bateau si lourd ! Un bateau de bois de takamaka ... Un bateau de trente cinq pieds ! ... Dix personnes à bord ! .. Et les vents contraires ! ... A l'arrière du bateau, Monsieur Corgat rame, rame de toutes ses forces ... Dérisoire! Il rame pourtant ... Il rame de toutes ses forces ... Il s'arqueboute ... Plus fort encore ! ... Un hurlement : Terrible douleur dans le ventre : Monsieur Corgat jette ses rames : Il abandonne, s'étend sur le pont et ne bouge plus : L'effort a été trop violent : Rupture d'un vaisseau sanguin, sans doute ... Hémorragie interne ...



_ X III _



Je vous avais bien dit que mon histoire était terrible ... Mais écoutez le conteur : L'histoire n'est pas finie, et la suite est plus terrible encore ... Jusqu'à la fin, c'est une terrible histoire comme en savent les marins ... C'est une histoire vraie : Demain peut-être, vous rencontrerez quelqu'un dont un de parents se trouvait parmi les dix passagers de la "Marie-Jeanne" ... La "Marie_Jeanne", du Port de Victoria ... Qui a dérivé sur l'océan pendant des jours et des nuits, depuis le trente et un janvier, (c'était un samedi ) ... Depuis le trente et un janvier mille neuf cent cinquante trois ...











_ XIV _









Monsieur Corgat a laissé tomber les rames. Il s'est couché pour ne plus se relever ... Bateau trop lourd, courants trop forts ... Vents contraires ... Rames trop faibles ... Le soleil brûle comme jamais et le bateau dérive, dérive ... On entend à peine gémir le blessé ... Prostrés, les neuf autres se taisent ... Quelques uns cherchent encore à l'horizon ... Espérant quoi ?
... La main de Dieu ou la main de l'"Autre", celui que l'on ne nomme pas ? ... Dérive vers l'ouest ... Plus de terre en vue ...







_ XV _






Auguste Lavigne parle de sa maison, de sa mère, de son père, de ses frères et soeurs : Les reverra-t-il ? ... Quelle angoisse doit-être la leur ! _ Bien sûr, on doit les chercher ... Mais ils sont si loin, perdus depuis si longtemps ! ... Si son frère, Jules, allait disparaître avec lui ! O ! _ Les chemins de la montagne de "Sans-souci" ! ... Canneliers odorants dans les douces soirées ... Canneliers aux feuilles jeunes colorées de rose et de rouge ... Cultures de thé sur les pentes, en rangées alignées : Chaque plant de même hauteur que l'autre ... Tous les matins, les cueilleuses passent avec leur hotte dans le dos ... Chansons des cueilleuses, et pourtant le travail est dur, la pente est rude ... Au lointain, les pointes rocheuses que l'on appelle "Les Trois-Frères", qui surplombent la ville, laquelle dégringole jusqu'au bord du lagon ... Sur l'un des rochers, on a planté une croix. Elle est l'objet d'un pèlerinage : Chaque année la procession y grimpe et l'on repeint la croix ... Chants, prières, bénédiction ... Joie !
... Les nappes sont étalées, on sort des paniers les victuailles et la boisson ...

_ " Jules, tu m'entends ?"

Jules a entendu son frère. A quoi pensait-il, lui ?

_" Maman, maman ... Comment résisterais-tu à la douleur de perdre deux garçons à la fois "?

_ " Ous pas un z'homme ... Assez plaigne ous misères ! "












_ XVI _





_" Assez plaigne ous misères ! " ...



Mais trois ... quatre personnes ont crié ensemble, dressées, se tenant au plat-bord :

_ " Une île ! Une autre île ! ..."

_ " Providence ... Ce ne peut être que l'île Providence ", crie Antoine Vidot, le mécanicien.


_" Providence ... Providence la bien-nommée", approuve Louis Laurence : Il a tant fréquenté ces parages : Il connaît toutes les îles, même les plus petites ! ...



Aborder ... Aborder Providence ! ... Jésus, doux Seigneur ... Doux Seigneur que j'honore chaque année pour la fête-Dieu ... Doux Jésus que je prie chaque année en suivant la procession ... Doux Jésus ... Quand sonnent les cornets, les clairons, les pistons ... Quand battent les tambours ... Quand sonnent les caisses et les cymbales ... Bannières dorées, brodées, robes de tulle rose, de tulle blanc, messieurs en costumes sombres, chemises blanches, cravates et noeuds- papillons ... L'ostensoir d'or, les fumées de l'encens qui montent au ciel ... Les fumées de l'encens montent au ciel et les prêtres balancent les encensoirs ... Mon Dieu ... Mon Dieu ! ...













_ XVII _



Eh bien non ! Le conteur vous avait bien prévenus : L'histoire qu'il vous raconte est terrible : Elle rebondit d'horreur en horreur ... C'est une histoire vraie cependant ... Absolument vraie ...

La Marie-Jeanne n'abordera pas l'île Providence... Les vents ont tourné encore ... Efforts ... Vains efforts ... Il ne reste plus qu'à espérer en la véritable Providence ... Mais celle-là, on peut aussi bien l'atteindre mort que vivant !

_ " Que Votre volonté soit faite et non la mienne ... " C'est la véritable entrée en agonie ...





_ XVIII _





A cette heure, les enfants sortent de l'école... De Mont-Fleuri, passant par le jardin botanique, les jeunes filles, jupes bleues et chemisiers blancs ont cueilli des fleurs d'hibiscus ... Certaines en ont planté dans leur chevelure ... Elles cheminent maintenant ... Elles monteront la côte du chemin dit " La Misère ", passeront devant la boutique du boulanger ... L'odeur du bon pain chaud ! ... Dans un parc, entouré de rochers, quatre ou cinq tortues éléphantines dorment, le nez contre la roche ... De la musique sort par la fenêtre d'une maison ... Romances ... A l'arrière, d'un autobus, de gros poissons d'argent sont accrochés par la queue... "Madame Paton", le héron blanc, est perchée tout en haut d'un albizzia ... Elle s'envolera pour aller quérir sa pitance, tout à l'heure, sur la place du marché ...








En face, dans le lagon, des bateaux se faufilent entre l'île Sainte-Anne, l'île Ronde, l'île Cachée, l'île Cerf et l'île Anonyme ... Des bateaux ... Et ... Au-delà du récif, la vague écume en se brisant sur une roche ... La vague, la vague ...


Regrets ? Pensées ? Désespoir ? ... Ou bien le délire déjà, sous le soleil ardent ? Comment ne pas penser à ceux qui sont là-bas ? ... A ceux qui sont dans l'angoisse ... A ceux qui cherchent ... A ceux qui désespèrent ... Car beaucoup désespèrent sans doute ...
Là-bas, les cloches sonnent ... Sans aucun doute le prêtre dit l'Office ... Les gens prient ...





_ XIX_




La vie ne tient qu'à un fil. Le conteur sait beaucoup d'autres histoires, beaucoup d'histoires. Chacune n'est qu'illustration de cet adage ... Le hasard ... La malchance ... Un rien... Tout bascule au moment où l'on s'y attendait le moins ... Au moment où les certitudes paraissaient les plus fermes ... A quoi tient le sort ? ... Cette histoire, amis, vous montrera que nous ne sommes que peu de choses en cette vie et qu'aucune certitude n'est jamais définitive ...

Cette histoire vous montrera que le malheur n'est souvent pas où on l'attend. Écoutez moi bien : Je vais vous surprendre encore ...









_ XX _



C'est un samedi ... C'est le trente et un janvier ... Le vent d'ouest souffle, souffle avec violence ... Il pleut, comme il peut pleuvoir sous l'équateur : Une pluie violente, serrée, continue... Dans une case de bois, sur le mont Buxton, au-dessus de la ville, une femme âgée se meurt ... C'est Edith Rose. Toute la famille est à son chevet ... Enfin ... Presque toute la famille : Il manque la mère du gendre de la mourante : Elle n'a pas pu quitter Praslin par le dernier bateau parce qu'elle était souffrante. Joachim Servina se met en tête d'aller la chercher afin que toute la famille soit réunie.

_ "Y a-t-il un bateau qui quitte Mahé pour Praslin" ?

_ "Va donc trouver un Capitaine qui accepte de prendre la mer par un temps pareil" !

Ce n'est pas qu'il y ait très loin, de Mahé jusqu'à Praslin ... que l'on distingue très bien sur l'horizon, servant de fond à l'île Sainte-Anne ... Juste un peu plus d'une quinzaine de kilomètres ... Mais avec ce temps ! ...

On va jusque chez monsieur Corgat ... il vient de faire construire un bateau à moteur ... Un beau bateau en bois de takamaka, un bateau de trente cinq pieds ... Un bon et solide bateau ... Prêt à prendre la mer. Son propriétaire accepte de le prêter ... Mais qui en sera le Capitaine ? _ Joachim ne perd pas de temps : Il court chez un armateur de sa connaissance et le supplie de leur prêter les services de l'un de ses capitaines ... Ce sera Louis Laurence qui viendra ... Un vieux loup de mer ...
A onze heures du matin, on s'embarque. Six personnes montent à bord : Monsieur Corgat, son fils Selby, âgé de quinze ans, le Capitaine Louis Laurence, Antoine Vidot, mécanicien, Joachim Servina et son cousin Auguste Lavigne. Le Capitaine du port de Victoria, en bonne et due forme, accorde l'autorisation d'appareillage ...









_ XXI _


Un bateau tout neuf, solide, beau et bien fait ... Un capitaine aguerri, un mécanicien ... Le vent a beau souffler, la mer a beau être forte ... Où auriez-vous bien pu imaginer un danger, pour une traversée si courte et si banale, en plein jour et en gouvernant à vue ?
La vie ne tient qu'à un fil ... Le malheur est souvent à un autre endroit que celui où on l'attend ...

Le bateau prend la passe. Il longe l'île Sainte-Anne qui en marque la sortie. La mer est dure, mais il y a ici de bons marins ... De quoi aurait-on peur ?



_ XXII _





La panne ! ... La panne de moteur ! ... Crachotements, hoquets ... Une explosion ... Deux explosions ... Plus rien ... Rien qu'un petit nuage de fumée bleue que le vent dissipe ...

Pas de quoi s'affoler ... On en a vu d'autres ... Antoine se met au travail, démonte le carburateur ... Le Gicleur est bouché : Il suffit de souffler dedans un bon coup, puis de remettre tout à sa place ... Le moteur repart. Heureusement, on était tout de même assez loin pour que le bateau ne soit pas drossé conte le récif... Pas de mal, même pas de peur !

Pas de peur non plus lorsque la panne se renouvelle : Deux fois encore... Il ne faudrait pas que cela recommence pourtant : L'heure tourne ... Avec une mer aussi dure, il faut toucher Praslin avant la nuit ...










_ XXIII _



Trois pannes de carburateur ... Et la nuit arrive ... La mer est très dure ... On est presque arrivé, mais il faut encore doubler la Pointe Chevallier pour aborder à Côte d'Or ... Y Arrivera-t-on cette nuit ? ... Rien à faire pour Y entrer : Les vents sont contraires et trop durs ... C'est à Baie-Sainte-Anne que l'on entre ... Il est minuit.

Il est minuit ... Le bateau mouille à Baie-Sainte-Anne. On l'amarre. Tout le monde est fourbu. On est accueillis chez Morley Green : On n'ira pas plus loin ... Il faut se reposer jusqu'au matin. Deux jeunes gens, néanmoins, partent à pied jusqu'à Côte d'Or ... C'est une trotte !




_ XXIV _





Le lendemain matin ...

Le lendemain matin ... Celle que l'on est venue chercher refuse de partir : La mer est trop dangereuse ! ... Il était bien inutile de prendre tant de peine ! Il ne reste plus qu'à rembarquer pour regagner Mahé, ce que l'on fait sans crainte malgré le vent qui continue à souffler avec rage. Quatre personnes de plus montent sur le bateau : deux femmes, Ange Finesse et George Arissol, Jules Lavigne, le frère d'Auguste, et un cuisinier du nom de Joël Rondeau. Il est neuf heures lorsqu'on appareille ...









_ XXV _




Il est neuf heures lorsqu'on se prépare à l'appareillage ... Les cloches sonnent ...

_ " Et la messe ? ... C'est dimanche ... "

Bien peu de Seychellois manqueraient la messe du dimanche ... C'est l'occasion où tout un peuple se retrouve dans ses églises. C'est le moment de célébration de la fraternité, de remerciement pour les bienfaits du soleil, pour les dons de la terre et de la mer, pour la mansuétude du ciel dont les ouragans épargnent l'archipel ... La messe, c'est le moment de la communion avec les siens : ceux du temps passé, dont les vies furent dures, ceux du présent, dont la volonté et l'espoir font augurer d'un avenir meilleur sans doute. La messe est dite en Français, langue-mère, mais le prêtre, parfois, prêche en langue Créole, véritable langue des îles. Les enfants sont venus en marchant sur le sable de la plage, portant à la main leurs souliers vernis. Les petites filles ont des robes mousseuses colorées, les petits garçons portent pantalons, chemises à manches et noeuds papillons. Sous la nef ornée de bois précieux les hommes se rangent d'un côté, les femmes de l'autre ...




_ XXVI _




_"Allons-nous partir sans entendre la messe?"
_" Mais nous ne pouvons pas y aller comme cela ! ... Aucun d'entre nous ne porte des habits convenables ... "

_"C'est certain ... En quittant Mahé, aucun d'entre nous ne pensait qu'il pourrait ne pas être rentré pour assister chez lui à la messe du dimanche ..."







Les cloches sonnent leurs derniers coups ... Il est trop tard maintenant ... Et puis, on a tout simplement grande hâte de s'embarquer et cela se comprend ...

Les amarres sont larguées. Le vent souffle. La mer est forte. Le bateau, cependant, fend les flots courageusement et sans difficulté. Les passagers, pour la plupart d'entre eux, sont restés sur le pont : On est tout de même mieux au grand air ! Les uns se protègent du soleil, tous se tassent quelque peu afin de maintenir l'équilibre. On rit lorsque les embruns fouettent les visages. On approche de la petite île appelée "Mamelles", située à mi-chemin entre Praslin et Mahé ... Quelques oiseaux de mer y ont trouvé refuge : des "fouquets" et des sternes, quelques fous aussi ...

Arrêt brutal ... Il n'y a plus assez de carburant dans le réservoir ! Il en reste dans un bidon, le dernier bidon ... Transvasement ... Le mécanicien fait démarrer le moteur ... Embrayage ... La chaîne saute et sort de ses engrenages ... Deuxième essai ... Même résultat ... Passage en troisième .... La chaîne saute encore ... En seconde, cela va, mais le moteur consomme beaucoup d'essence ...

La route se poursuit ... Il ne reste que peu de chemin à faire ... Voici l'île Sainte-Anne et l'embouchure de la passe pour entrer dans le lagon ... Le port de Victoria est là, juste devant ... On y est presque ... Dans le lagon, on sera à l'abri ...




_ XXVII _





Deux femmes et huit hommes sur un bateau, un bateau en bois de takamaka ... Dix personnes parvenant à bon port, de retour de Praslin ... Praslin que l'on aperçoit dans l'est, ligne bleue et verte ... Dix personnes fatiguées qui ont hâte de retrouver leurs amis, leurs parents, leurs familles ... Dix personnes remerciant Dieu de les avoir conduites jusque là ... Et puis ...






_ XXVIII _



Terrible histoire ... La Providence a ses détours et la vie est bien dans les mains de Dieu ... mais écoutez bien encore ... Que votre attention soit soutenue, parce que je vais vous conter tout entière l'histoire des dix passagers de la Marie-Jeanne, ballottés par les flots en ce mois de février mille neuf cent cinquante trois ... Dix passagers dans la main de Dieu, à moins que ce ne soit dans la main de Celui que je ne nommerai pas ... Terrible et véridique histoire que vous conterez ensuite à vos enfants, le soir à la veillée, lorsque le vent soufflera à la pointe Police ou à la pointe Glacis ...




_ XXIX _





Le bateau arrive près de l'île Sainte-Anne ... On distingue parfaitement le moindre caillou sur la plage où s'installèrent, au dix huitième siècle, les premiers colons ... Les cocotiers s' ébouriffent sous les rafales, les vagues brisent sur les roches qui sont à l'est ...

Le moteur s'arrête ... Plus d'essence ... Inutile d'essayer d'aller plus loin ...

Mais on est presque entré dans le lagon ... Là, à quelques encablures ... On sera à l'abri, en sécurité ... On aura tout le temps d'attendre des secours ou d'inventer quelque manière de faire des signaux ... Va donc ! ... On mouille l'ancre ... On file la chaîne ... On dresse un bambou en haut duquel on attache un morceau d'étoffe pour attirer l'attention de ceux qui, de Mahé, ne peuvent manquer de voir le bateau immobile...









_ XXX _






Attendre les secours ... De Mahé toute proche, quelqu'un ne peut manquer d'apercevoir la Marie-Jeanne ... Des secours vont venir ...

La chaîne de l'ancre casse ... Net ... Le bateau devient le jouet des flots ... Va-t-il se briser sur la côte de l'île Sainte-Anne ? ... Mais le vent pousse au large, vers le sud-est. La Marie_Jeanne s'éloigne ... Le soir tombe ... Il tombe très vite, comme toujours ... Les lumières s'allument sur Mahé ... Elles sont très nombreuse, là où se trouve Victoria ... Elles se font plus lointaines, s'amenuisent petit à petit, s'éteignent ... Disparaissent tout à fait ...
C'est ainsi que les dix passagers se retrouvent perdus sur l'océan ... Après avoir été si près du but !
... Lumières de Mahé : Celles du Mont Buxton, celles de l'Anse Royale, de l'Anse Marie-Louise, de la Pointe-du-sud ... On a aperçu plus tard quelques lumières au nord : Celles de Praslin, puis celles de l'île de La Digue ... Comme autant de bougies allumées par des hommes et des femmes en prière ... En prière pour les disparus ... Ceux dont on ne sait où ils sont, mais que l'on cherche, que l'on va chercher, dès le jour-venu ... Les histoires seychelloises sont remplies des récits des aventures des bateaux disparus ... Que l'on a retrouvés ... Mais nombreuses sont aussi les histoires des disparus que l'on n'a jamais retrouvés ...















_ XXXI _






La Marie-Jeanne dérive toujours vers le sud-est ... Mon Dieu, que l'océan est grand ! _ On avait réussi à manoeuvrer tant bien que mal, grâce à une voile de fortune.... On avait réussi pendant trois jours à se maintenir en vue de la pointe Capucin, extrémité sud de Mahé .... Depuis longtemps le vent est tombé, la mer est plate ... On avait espéré, pourtant : La direction dans laquelle on allait laissait supposer que l'on passerait près de l'île Frégate située, environ, à une douzaine de kilomètres dans le sud de La Digue ... A une quarantaine de kilomètres de Mahé ... Dire que l'on était parvenu jusqu'à Sainte-Anne, c'est à dire à moins de quatre kilomètres de Mahé, à vol d'oiseau !
Frégate fait partie d'un archipel d'îles hautes, granitiques ... On ne pouvait manquer d'apercevoir son relief ... Eh bien on ne l'aperçoit pas ! Était-on passé trop à l'est ?
Au début, on n'avait pas pris les choses de façon trop tragique, tant on était certain que les amis faisaient le nécessaire pour organiser les recherches : On allait apercevoir un bateau, un avion peut-être ? ... On avait guetté, guetté ... On s'occupait comme on le pouvait, pour meubler le temps, pour essayer de ne pas penser ... On avait plaisanté même, raconté des histoires, des galéjades et des devinettes :

_"Tic tic dans coin Sirons d'âne ! Zan baquette ... "

Aux deux femmes qui avaient peur, les jeunes avaient lancé pour les taquiner :

_" Attention ! Requins y a manze ou ! "











_ XXXII _






Tous les passagers de la Marie-Jeanne étaient certains que des secours allaient bientôt les tirer de là ... Et puis, on avait quelques vivres ... De quoi durer une dizaine de jours en se rationnant raisonnablement : Il y avait une caisse pleine de manioc, des mangues, des papayes, un giraumon ... Le cuisinier, Noël, préparait ces aliments en faisant de son mieux. Il faisait de petites rations : Savait-on pendant combien de temps on allait dériver sur cet océan ? Antoine réussit à capturer deux petits "fancins", Noël les fit bouillir avec le giraumon.

L'espoir demeurait : On avait quelques vivres et les secours arriveraient certainement bientôt ...

Au bout de dix jours, il ne restait plus rien à manger ... Rien du tout ... Ce qui s'appelle rien de rien ! On aurait bien pêché, mais on n'avait pas de ligne ... Des poissons-volants, de temps en temps, sautaient hors de l'eau ... Mais que faire d'autre que les regarder ... On les regarde ... Pas pour les admirer ... Si seulement quelques uns pouvaient avoir la bonne idée de retomber sur le pont du bateau ... (Cela se voit assez souvent, ces choses-là ! ). Justement, l'un de ces poissons saute, et retombe entre deux sièges ... Selby se précipite et l'empoigne ... Il est tout petit ... On le met en morceaux aussitôt. Un peu plus tard, l'une des deux femmes en attrape un autre.
Deux petits poissons pour dix personnes ... On pense à la multiplication des pains et des poissons dont parle la Bible ... Mais ici, pas de multiplication !










XXXIII




Un oiseau de mer se pose à l'avant du bateau ... Un oiseau de mer, ce n'est pas un régal ... Mais cela se mange, un oiseau ! ... C'est un "fouquet" _ Ne bougeons plus, faisons silence ... Louis Laurence, le capitaine, s'approche doucement, doucement, sans mouvement brusque, sans aucun bruit ... Chacun retient son souffle ... Vlan! ... Il est pris ! Cris de joie !
Noël plume l'oiseau, le fait cuire et donne à chacun sa part ... O! Une bien petite part, mais c'est toujours cela et l'on tiendra plus longtemps grâce à cette nourriture envoyée par le ciel ... Dans les jours suivants, dans les semaines suivantes, on prendra sept autres "fouquets" ... C'est tout ce qu'on aura à se mettre sous la dent pendant les quarante cinq jours qui vont suivre ...

Vous avez bien entendu : J'ai dit quarante cinq jours ...




_ XXXIV _





Après avoir presque touché l'île Sainte-Anne, à moins de deux milles marins de Victoria ... On allait dériver encore pendant quarante cinq jours ! La torpeur s'installe. Plus personne ne plaisante, plus personne ne rit, plus personne ne chante ni ne parle ... Chacun songe ou divague ...

_ "Bien sûr, les amis nous recherchent, mais l'océan est si grand" !

_ De l'eau ... De l'eau douce ... être si malades de soif alors que l'on se trouve au milieu de tant d'eau ! Il n'y a pas une goutte d'eau douce à bord, et c'est la plus grande souffrance que l'on puisse imaginer : On a bu de l'eau de mer, même !








O! L'eau que l'on boit ! ... L'eau avec laquelle on se lave, celle dans laquelle on rince le linge, celle dans laquelle on se baigne ... L'eau qui dégouline des toitures lorsque l'orage crève au-dessus des habitations ... L'eau qui dévale sur les routes pentues : torrents d'eau boueuse, torrents d'eau claire, torrents qui arrachent les arbres, qui emplissent les citernes, torrents dans le cours desquels les enfants jouent ... Des coques de noix de coco, des feuilles qui ressemblent à des bateaux courent, sautent, bondissent, tournoient, puis courent encore ... Larges feuilles de bananiers ou de tarots que l'on tient au-dessus de sa tête en guise de parapluie ... Le visage qui ruisselle, et le plaisir de ce ruissellement ... Crépitement des gouttes tombant dru sur les tôles et sur les feuilles... Clapotement des semelles dans les flaques, partout ... Pluie qui lave la nature de sa poussière, pluie qui abreuve les jardins, pluie qui fait sortir de leurs cachettes les gros escargots achatines ... Il paraît que l'on va construire un barrage entre deux montagnes, pour retenir l'eau ...

Dire que l'on a pesté parfois contre la pluie : Allant à l'église, on a reçu l'averse : On est trempé ... Il a plu le jour des communions solennelles, la procession a été manquée ... Il pleuvait ... Et l'on avait oublié son parapluie ...

Les naufragés ont imaginé d'arracher aux sièges du bateau les toiles qui les recouvraient : En les étendant, en les laissant se tremper sous la pluie, on pouvait ensuite les tordre et laisser couler dans les bidons l'eau dont ils s'étaient imbibés ... On ne manquerait donc pas véritablement d'eau de boisson ... Pourtant, on a soif ... On a toujours soif ... On ne peut pas éteindre cette soif tant le soleil darde tout le jour, tant il fait chaud ... dans la cabine encore plus qu'à l'extérieur ... Mais à l'extérieur, les yeux et la peau sont brûlés par le soleil ... Où se mettre ?












_ XXXV _




Ils sont dix : Deux femmes et sept hommes ... Leur bateau dérive depuis des jours et des jours, des nuits et des nuits ... Des semaines ... Va-t-on dériver ainsi pour l'éternité ? ... L'éternité ... L'éternité ...

Au matin du onze mars, quarante et un jours après l'embarquement, Ange Finesse rend son âme à Dieu, sans agonie apparente ... Depuis quelque temps, elle passait tous ses jours, toutes ses nuits à dormir ...

_ On peut donc en mourir ? _ Au comble de l'émotion, on se rassemble autour de sa dépouille ... Voici la première victime de leur commun martyre ... Quelle sera la prochaine ? ... Dans combien de temps ? _ Prière, dite à genoux ... Jules Lavigne dit les "Notre-Père et les "Je vous salue Marie". Quelques sanglots étouffés : Cérémonie lugubre qui dure de longues minutes ...
Il faut bien se débarrasser du cadavre...
On le jette à la mer ... Il flotte ... Dernier signe de croix dans sa direction, puis on détourne les yeux ... Chacun reste muet, prostré ... A-t-on encore véritablement la force de penser ?




_ XXXVI _



Mais le conteur va vous prier de l'écouter encore : Le plus dur n'est pas encore venu ... Pour l'instant, à bord de la Marie-Jeanne, neuf personnes restent vivantes ... Et le bateau est toujours perdu dans l'infini. Pourtant, le conteur va cesser un instant de parler d'eux : Comment se fait-il que personne ne soit venu à leur secours ? _ La cohésion sociale est grande aux Seychelles ... Il serait absolument invraisemblable que personne ne se soit préoccupé des disparus ... Tellement invraisemblable que cela ne peut même être envisagé ...





En fait, à Mahé, l'inquiétude est à son comble dès le premier jour : Qu'est-il arrivé ? Le bateau aurait-il coulé et les amis auraient-ils, en fin de compte, été dévorés par les poissons? Les familles des disparus sont dans la plus grande angoisse ... Chez les Corgat, les Lavigne, les Laurence, on a les yeux rouges d'avoir pleuré et d'avoir passé les nuits sans dormir.

Dès le deux février, la "Paulette" effectue des recherches entre Mahé et Praslin. Le trois, les secours s'organisent, les capitaines de bateaux se concertent ... La Marie-Jeanne a dû dériver vers l'est ... On décide d'envoyer les secours dans cette direction ... Deux bateaux sont préparés : le"Marsouin", commandé par le capitaine Harvey Brain et la goélette "Altaïr", du capitaine Clark ... Le trois février, ils quittent le port de Victoria pour explorer les environs de Mahé ... Ils ne trouvent rien, hélas ! ... Comment aurait-on pu savoir que ceux de la "Marie-Jeanne" avaient gréé une voile de fortune et que le bateau s'était ainsi écarté de Mahé plus vite qu'on ne le présumait ?

Seconde expédition : Le "Marsouin" repart, accompagné cette fois de l' "Arne", du capitaine Delafontaine. On cherche loin : Jusque dans les parages de Coétivy, dans les archipels du sud ... Vaines recherches encore !




_ XXXVII _



Ardentes recherches, vaines recherches dans le grand océan, parmi les archipels et les îles ... On cherchera jusqu'en enfer s'il le faut ... On retrouvera les disparus, côute que coûte ! Les bateaux sillonnent les flots, les hommes guettent l'horizon ...












Pendant ce temps, on câble aux autorités françaises de Madagascar et aux responsables des "East Africain Airways" pour demander l'aide de l'aviation ...
Diégo Suarez répond qu'il ne dispose pas d'appareil capable de survoler l'océan dans les conditions demandées; par contre on propose de l'aide sur mer : Une corvette hydrographique équipée d'un radar ... Offre déclinée.
L'Afrique du Sud envoie un hydravion Catalina qui survole l'océan à deux reprises : La première en direction de sud-ouest, la seconde en direction du nord et du nord-est ... Aucune trace de la "Marie-Jeanne". _ Que faire de plus ? _ Attendre ... Attendre ... Encore attendre ! ... Laisser les événements suivre leur cours, malgré la désolation des familles concernées ... Une quête en leur faveur rapporte un millier de roupies ...






_ XXXVIII _





Mais le conteur revient aux malheureux ballottés par les flots ... Ils sont toujours assoiffés. Ils sont affamés. iIs sont desséchés, brûlés par le soleil ... Ils sont hébétés, abrutis par tant de souffrances ... Ange Finesse a été la première à rendre son âme à Dieu, George Arissol est, à son tour, couchée dans la cabine de l'avant ... Elle ne bouge plus ... Des sons plaintifs s'échappent de ses lèvres blêmes et étirées ... Bientôt le sommeil l'envahit, le même sommeil annonciateur de la mort que celui qui fut celui de sa compagne tout à l'heure ... Elle s'éteint.

Ange Finesse est morte la première, George Arissol l'a suivie ... Les survivant procèdent aux mêmes rites funèbres que la première fois ... Un second cadavre est jeté à la mer ... Qui pourrait jurer qu'aucun de ceux qui demeurent n'envie le sort de celles qui s'en sont allées ...




_ XXXIX _





_ "Lorsque tu prends la route des Canelles, partant de l'Anse Royale ... Parvenu tout en haut, après les virages surplombés de plantations de grands mahoganis, tu quittes la route, tu t'engages sur un petit chemin, à ta gauche ... Sentier à peine assez large pour passer à pied, contournant les rochers de granit, escaladant la colline par des voies abruptes et périlleuses qui étaient autrefois celles des collecteurs d'écorces odorantes destinées à l'exportation dans le monde entier ... Sentier qui glisse parfois et dont les cailloux roulent sous le pied ... Arbustes torturés, juchés sur des pieds multiples ... Larges feuilles luisantes, fougères foisonnantes ... Terre rouge semée de petits cristaux ... Rude escalade, mais tu emplis tes poumons ... Exaltante escalade ... Et puis tu débouches sur une terrasse étroite : A peine la place pour s'y tenir à deux, blottis sous la roche ... Tu débouches en plein ciel, d'un bleu que rien ne vient troubler ... L'océan est violet ... Des oiseaux blancs vont par couples, évoluant comme à la parade : virages , montées, descentes coordonnés ... D'autres oiseaux blancs, les paille-en-queue, ainsi nommés à cause de la longue plume caudale qui les distingue, jouent aux cerfs-volants, s'engageant dans les courants ascendants, se laissant enlever, emporter, frôlant la falaise puis basculant sur une aile pour continuer à planer ... La côte en face, là où tu plonges tout entier est celle de l'Anse-à-La-Mouche. A ta gauche, c'est l'Anse-Poule-Bleue ... Ces mots ! Ces noms rappelant la geste française aux Seychelles, avant que l'archipel ne devienne britannique ... Ces noms, comment ne pas s'en régaler ! ... Tu peux rester des heures, là, le coeur plein d'amour ...

_ Combien de fois Joachim n'a-t-il pas escaladé les falaises ? Combien de fois n'a-t-il pas été abasourdi par tant de beauté ? ... Avez-vous admiré, en haut de Sans-Souci, les calices des lianes-pot-à-eau ? Avez-vous rêvé, du côté de Bel-Ombre, en prenant le merveilleux sentier qui mène à l'Anse Major ? Vous êtes-vous laissé émerveiller par les récits parlant des trésors de pirates qui seraient cachés là ?







_ XL _








Joachim Servina se meurt ... Lui, si débordant de vitalité, lui si fort, si dynamique ... Joachim se meurt ... Joachim étouffe ... La faim lui serre la gorge ... Joachim est mort.

Noël Rondeau, le cuisinier, le suivra ... On le trouve sans vie au fond du bateau, un matin au lever du soleil ... Allons-nous tous mourir ? ... Il semble de plus en plus évident que c'est le sort qui nous attend.

Jules Lavigne est le suivant. Il avait glissé dans le coma depuis un long moment déjà.

Ah ! Que tout cela finisse ! ... Six morts déjà ... On ne reste plus que quatre ... On ne se demande plus si l'on mourra ... On se demande quand on mourra ...

Ange Finesse, son amie George Arissol, Joachim Servina, Noël Rondeau, Jules Lavigne ... Il n'en restera donc pas un ? Pas un ne sera épargné ? _ A quoi tient la vie ? Dire que l'on avait presque atteint l'île Sainte-Anne ! ... Dire que l'on avait presque pénétré dans la passe qui conduit au lagon de Victoria ... N'y aura-t-il donc pas un seul survivant ?

Mon histoire est terrible ... Je vous l'avais dit ... Mais mon histoire est véridique ... Elle a été recueillie peu après le drame par un prêtre, le père Angelin, qui en écrivit le récit sur les lieux et le lut aux survivants ...

















_ XLI _






Il y a donc eu des survivants ! ...

_ Pour l'instant, après tant de semaines, six personnes sont mortes... Il n'en reste plus que quatre : Monsieur Corgat, mais on sait qu'il est blessé depuis sa tentative pour atteindre l'île d'Agalega, son fils Selby, Antoine Vidot le mécanicien, le capitaine Louis Laurence ... Mais ce dernier divague et ne tient plus sur ses jambes ... Il y aura certes des survivants ... Lesquels et en quel état ?




_ XLII _






Coupons de tissus d'indienne bigarrés d'ocre, de rouge et de jaune ... Tissus déroulés en longues ondulations ... Reflets à la lumière ... Tissus aux boutiques de la rue du marché. Visages entr'aperçus derrière les vitrines, parmi l'aluminium des casseroles, l'émail, les plastiques multicolores, les chromes d'on ne sait quelles pièces détachées pour automobiles, les noirs luisants des machines à coudre ... Le tout en vrac, posé, suspendu, entassé, empilé ... de guingois dans un désordre dont la logique échappe ...







Parmi tout cela des coffrets de bois précieux ou d'écaille, des maquettes de bateaux à voiles, des coquillages lustrés ... Comptoirs de bois : cuivre, laiton et, sur les étagères, des kyrielles de boîtes : Conserves de thon, conserves de petits pois, boîtes de pâtés, boîtes de corned-beef, paquets de pâtes, paquets de sucre, paquets de farine, paquets de lessive, pyramides de morceaux de savon ... A terre, s'affaissant un peu au fur et à mesure qu'ils se vident : sacs de lentilles, sacs de semoule, sacs de haricots ou de pois ... Odeurs de carry, de cannelle, de poivre et de girofle ... Farandoles de bouteilles de toutes tailles et de toutes couleurs : jus d'orange, jus de pomme, jus de raisin, jus de fruits exotiques, boissons gazeuses sucrées ou non, vin, bière en boîte ou en bouteilles ... Eaux minérales : "Eau Royale" issue de sources locales, et toutes les eaux importées ... Bouteilles noires, bouteilles transparentes, petites ou grandes bouteilles, bidons, cubitainers ... Récipients pour contenir de l'eau : en fer blanc, en plastique ... Mangues aux joues rouges, bananes jaune marbré de brun ... Bananes de toutes tailles, depuis la banane-figue, grosse comme le petit doigt jusqu'à la banane à cuire, longue comme la moitié du bras ... Odeur des bananes aux étals du marché de Victoria ! ... Couleurs des papayes mûres, verts des melons et des pastèques, rouges des litchis velus, énormes pamplemousses, ananas ... Ah! Le parfum de l'ananas quand il est bien mûr ! ... Grappes de ce joli petit fruit qui se présente en grappes roses et qu'on nomme "jeanmalac" ... Boules des fruits de l'arbre à pain ... Couleurs acides des brèdes, couleurs plus mates des tarots et des patates douces ... Ah ! Les étals des marchands de poisson frais pêché : Carangues trapues, alignées les unes à la file des autres, barracudas, bonites, thons aux nageoires jaunes, tazars ... Et puis le rouge des énormes bourgeois, les couleurs sombres des petits cordonniers ...

Madame Paton est perchée sur l'auvent de la boutique d'un tripier ... Mais il y a beaucoup de ces hérons blancs familiers, ( Familiers ... Juste assez, juste ce qu'il faut pour rester prudents : Ces grands oiseaux se tiennent à la limite de la portée des mains ! ... ) ... Foule qui passe, parle, chante, bavarde ... Certains s'arrêtent, soupèsent, discutent, repartent ... Une musique assourdissante sort de la boutique voisine ... Une autre, différente mais qui hurle tout autant vient de l'échoppe en face, à la devanture duquel sont accrochés des pantalons, des tricots, mais aussi des ours en peluche et des poupées ...



Des kilomètres de tissus d'indienne déroulés, qui ondulent et chatoient, et les femmes, les hommes et les enfants foulent ce tissus comme un tapis ... Des gens s'entrecroisent et filent on ne sait où, des oiseaux au long bec essaient de voler un morceau de tripe ou une tête de poisson ... Des ruisseaux, des torrents de légumes roulent, dévalent, déboulent jusqu'au bord de la mer, passant par-dessus les trottoirs, emplissant les rues, contournant la tour de l'horloge et tous les monuments publics ... Des rivières, des fleuves de bouteilles, de boîtes, de bidons, ballottant sur des flots d'eau douce, gazeuse ou plate ... Des ribambelles de boîtes de Coca-Cola, de Pepsi-Cola, de limonade, de bière blonde et de bière brune, de vin rosé, de vin blanc, de vin rouge, de jus de fruits ... Ah !




_ XLIII _




Lorsque l'esprit s'égare à ce point, la mort guette ... Il y a déjà une semaine que Monsieur Corgat souffre de la poitrine et de l'estomac ... Le voici qui vomit du sang ... La vie s'écoule avec ce sang ... Il prie, il offre à Dieu sa vie et il demande pardon pour ses pêchés ...

_ " Mon épouse, si jeune encore ... Je ne la verrai donc plus ... Mes enfants, dont plusieurs sont en bas-âge ... Qui sera le soutien de la famille ? Peut-être Selby ... Mais s'il meurt aussi ? "
Il est dans la cabine du moteur. Son fils, Selby et Antoine Vidot sont près de lui, en larmes. Il essaie de leur parler, mais sa voix n'a plus de timbre ...

_" Père, ne t'en vas pas encore ! Ne nous laisses pas seuls ! "

Hélas, il a le râle de la mort ... Son regard se voile ... Il n'est plus ... Un flot de sang sort de sa bouche encore ... Les deux garçons bandent cette bouche avec un linge pour ne plus voir s'écouler ce sang ... Maintenant, comment sortir le corps de cette étroite cabine afin de le lancer à la mer ? ... Chose qu'il faudrait bien faire pourtant, comme on l'a fait pour les autres ...




_ XLIV _




Vous qui m'écoutez, que votre attention se maintienne ... Il est important, ici, de ne pas perdre un mot du récit que le conteur vous fait ... Important, car nombreux sont ceux qui ont imaginé des horreurs lesquelles n'avaient aucune réalité : Comme s'il n'y avait pas eu suffisamment d'horreurs dans cette histoire !

Le capitaine Archibald, Commandant du pétrolier Harold Sleigh, le seize avril mille neuf cent cinquante trois, câble, à l'intention de l'agence Reuter, à Londres. Il signale qu'il a trouvé, le quinze avril, un bateau mesurant environ trente cinq pieds de long. Le bateau était en état de naviguer. Il était gréé de voiles de fortune attachées avec des bouts de corde et des lambeaux de tissus. Il y avait à bord une ancre et une chaîne. Il restait à bord une certaine quantité d'eau potable et deux morceaux de pain sec...
Mais le conteur vous a dit, pourtant, tout à l'heure, qu'à la fin de l'odyssée de la Marie-Jeanne, il s'était trouvé des rescapés ... Prêtez bien attention à ce que va dire le conteur maintenant ...




_ XLV _





Le Capitaine Archibald précisait dans son message :
" Nous avons trouvé à bord de ce bateau le corps d'un homme de couleur. Il était couché l'épaule gauche appuyée contre le moteur, les pieds dépassant de la chambre des machines. Il était vêtu d'un pantalon kaki et d'une chemise de couleur sombre. Sa figure et sa tête étaient recouvertes par trois bouts de chiffon ... "






Il faut ici réfléchir un peu : Sur la "Marie-Jeanne", le capitaine du pétrolier ne trouve qu'un seul cadavre ... Que sont devenus les autres passagers ? ... Il devrait y avoir d'autres passagers ...
Sans aucun doute, c'est le corps de Monsieur Corgat que l'on a retrouvé, mais ...

"... Le cadavre, qui était dans un état de décomposition avancé avait été attaché au bout d'une gaffe, de toute évidence pour être jeté par-dessus bord plus aisément ... Il portait des blessures à la tête, mais elles auraient pu être accidentelles : Il n'y avait aucune trace d'armes par lesquelles elles auraient pu être produites ...

Le capitaine Archibald retrouve donc le corps de Monsieur Corgat, lié au bout d'une gaffe, et portant des blessures à la tête, cependant ...

" Il n'y avait aucun signe de lutte, même si ... des vêtements étaient éparpillés à travers la chambre du moteur et sur le moteur lui-même ... La blouse que portait le cadavre était tachée de sang "...

_ Ah! Comment se fait-il donc que le capitaine du pétrolier n'ait retrouvé qu'un seul cadavre, et comment se fait-il donc qu'il n'ait retrouvé aucun survivant ? _ Que sont donc devenus le capitaine Louis Laurence et Louis Lavigne ? _ Que sont devenus Antoine Vidot et Selby Corgat ? _ Le conteur vous a bien dit qu'il y avait eu des survivants ...














_ XLVI _


A bord de la Marie-Jeanne, le capitaine du pétrolier "Harold Sleigh" n'avait trouvé aucun survivant. Il n'avait trouvé que le cadavre de Monsieur Corgat ... C'était le 15 avril 1953 et toutes ces précisions étaient contenues dans le message envoyé à l'agence Reuter de Londres le seize avril ...

Après la mort de Monsieur Corgat, les survivants ont essayé de jeter son cadavre à la mer, mais ils n'en avaient plus la force ... Ils ont essayé alors de lier le cadavre à une gaffe pour, saisissant les deux extrémités de celle-ci, tenter de le soulever. Ils ont attaché les deux jambes l'une à l'autre en se servant des lambeaux du tissus qui recouvraient les banquettes ... Ils lui ont passé une ceinture autour de la taille et ont fait glisser la gaffe à l'intérieur des liens ... Ils ont échoué lorsqu'ils ont essayé de soulever le cadavre pour le jeter par-dessus bord : Ils n'en avaient plus la force ! Ils l'ont laissé retomber lourdement à l'intérieur de la cabine. La gaffe, en heurtant le front y a provoqué une marque que l'on a pu confondre avec celle qu'aurait provoqué un coup violent.




_ XLVII _




Monsieur Corgat est mort. Le corps de Monsieur Corgat a été lié à une gaffe, mais les survivants n'ont pas réussi à le jeter par-dessus bord.

Il ne reste plus que quatre personnes vivantes à bord de la Marie-Jeanne ... Quatre personnes : Le capitaine Louis Laurence, Selby Corgat, Antoine Vidot et Auguste Lavigne ... Le conteur vous a dit qu'il y avait eu des survivants ... Mais qui a survécu ?











Le capitaine Louis Lavigne n'a déjà plus tous ses esprits, le conteur vous l'a déjà dit ... Il ne tient debout qu'en s'appuyant au bastingage. Il bredouille des paroles qui n'ont pas de sens ... Il inquiète ses compagnons car il est pris d'une hilarité intempestive et incompréhensible ... On comprend seulement que, parmi toutes ces paroles insensées, il y des regrets, des angoisses : Louis Lavigne pense à son épouse et à ses enfants ... Il a un grand fils qui habite chez une tante : Il charge ses compagnons de le prier d'être maintenant, à sa place, le soutien de la famille ... Son heure va sonner ... Il va bientôt mourir ...

Le capitaine Louis Lavigne déraisonne ... Il va bientôt mourir ... Mais auparavant il aura vu mourir Auguste, qui délirait depuis plusieurs jours ... Leurs deux cadavres, moins lourds que celui de Monsieur Corgat, seront glissés à la mer à l'aide d'une planche ...

Il n'y a plus que deux survivants sur la Marie-Jeanne ... Il n'y a plus qu'Antoine Vidot, le mécanicien et Selby Corgat , deux jeunes-gens ...

Conservez au récit du conteur votre plus grande attention car vous n'en avez pas fini avec les interrogations et les surprises ...





_ XLVIII _




... Antoine Vidot et Selby Corgat sont encore vivants, quoique très faibles tous les deux ... Ils se sentent si faibles qu'ils n'ont plus guère l'espoir de vivre bien longtemps encore ... Ils se sentent tellement seuls dans le milieu de cet océan et tellement au bout de leurs forces ! ... Le bateau continue à les emporter sur cette étendue d'eau salée qui leur donne la nausée ... Il n'existe plus rien au monde que cette étendue d'eau salée ...





... On entend bien, de temps en temps, du côté de l'ouest, le vrombissement d'un avion ... On voit parfois des avions, même ... Mais ils passent si loin !
Le soleil brûle : Dans la cabine du moteur, il y a un cadavre auquel on n'ose même plus penser ... A l'extérieur, sur le pont, on brûle au soleil, perpétuellement ...

" Nous avons faim ..."







_ IL _




Deux garçons sont perdus sur un bateau qui dérive depuis des jours et des jours, depuis des semaines et des semaines ... Ils dériveront jusqu'à quand ?

Tout à coup ... Mais qu'est-ce que cela ? Ce bruit assourdissant ! ... La trompette du Jugement Dernier ?

Non pas la trompette du Jugement dernier ... Bel et bien la sirène d'un navire ... Le son vous en saisit jusqu'à la moelle ... On est donc encore vivant ?
Il est là, le navire, là, à portée de main ... La proue d'un grand navire, sur laquelle on peut lire un nom : "Montallegro". C'est à peine si les deux rescapés ont assez de vie pour trouver de la joie ...

"Nous avons faim ... "

Là-haut se penchent des têtes curieuses ...

"Nous avons faim", crient les deux rescapés ... Mais ont-ils encore la force de crier ?






_ L _




Moi qui vous conte cette très véridique histoire, moi qui vous demande compassion pour ceux qui sont passés de vie à trépas, dont les âmes errent sur l'étendue des océans, mêlées aux oiseaux de mer ... Les oiseaux de mer ... Entendez-vous leurs lamentables cris ? ... Ils vont au ras des flots puis se regroupent, crient, montent dans le ciel, se laissent choir, plongent, puis remontent et s'éloignent à tire d'ailes, suivant les bancs d'anchois, accompagnant les thons et les grands espadons ... Entendez les cris lamentables des oiseaux et des âmes, et priez pour ceux que garde l'océan ... Ils sont en grand nombre et nous supplient.

Le conteur vous doit une explication. Il vous la donnera, mais sans doute l'avez-vous déjà découverte : Ce sont deux navires pétroliers qui sont passés près de la Marie-Jeanne, l'un après l'autre, il n'y a aucune ambiguïté ... Le "Montallegro" est passé le premier ...

_" Nous avons faim ", ont crié Selby et Antoine."

Au bout d'un filin, l'équipage du "Montallegro" leur a descendu des biscuits, deux pommes d'Afrique, des citrons ... Ils se sont jetés dessus ...

_" Ne vous précipitez pas, leur a crié le Maître d'Équipage, après une si longue diète, votre estomac ne supporterait pas d'aliments solides. Votre faiblesse est trop grande..."

Ils ont donc tout laissé retomber sur le pont de la Marie-Jeanne ... Et c'est pourquoi le capitaine du "Harold Sleigh", le deuxième pétrolier qui découvrit le bateau à la dérive dira avoir trouvé des vivres ... Il ne pouvait pas savoir que deux survivants avaient été recueillis déjà ...








_ LI _




Les deux rescapés ont laissé retomber sur le pont les vivres qui leur avaient été donnés ... Ils attrapent la corde qu'on leur lance ... Ils l'attachent à l'avant de leur bateau ... On leur lance une deuxième corde. Ils l'attachent à l'arrière ... On leur en lance une troisième, plus grosse et plus solide. On leur dit de la fixer à la proue de la "Marie-Jeanne", mais ils n'en ont plus la force ... Alors, un homme du "Montallegro" descend par une échelle de corde ... Il fait l'amarrage ...

La Marie-Jeanne est solidement amarrée, par l'avant et par l'arrière. Elle est au pied de la muraille du pétrolier, tout près ... La mer est calme ... Avec un palan, on descend un tonneau vide, les deux hommes y sont placés ... Le palan les remonte. Les voila sauvés !

Selby Corgat et Antoine Vidot sont sauvés de l'océan qui les avait pris, avec leurs compagnons, soixante quinze cinq jours plus tôt ... Vous vous rendez compte ? _ Soixante quinze jours de dérive, avec pour seul spectacle les immenses étendues, tantôt calmes, tantôt soulevées en lames couvertes d'écume : Désespérantes étendues semblables à un grand lac d'huile parcouru de reflets, troupes de vagues rageuses, accourant les unes derrière les autres, inlassablement, se brisant contre la coque du bateau, courant encore plus loin, toujours plus loin ... Soixante quinze nuits, parfois sombres, parfois claires ... Reflets sur les eaux, comme sur un miroir ... Clairs de lune ... Chemins d'étoiles ... Grands poissons parfois, qui sautent au loin ... Phosphorescences ... Les oiseaux qui crient ... Et les amis qui meurent ... Dont on jette les corps dans l'océan ... Les corps des amis ... Les corps des parents ...















_ LII _








Antoine et Selby sont à bord du "Montallegro" ... Antoine et Selby sont sauvés ... L'ordre est donné d'abandonner la Marie-Jeanne ... On se trouve à ce moment au sud de l'équateur ... Par 6°45 de longitude et 45°05 de latitude est. Le navire pétrolier remet en route. Antoine et Selby sont sauvés sans doute ... Mais ils sont si amaigris, ces deux adolescents que le hasard vient de confier à l'équipage du "Montallegro" ! ... On dirait de véritables squelettes ! ... Est-il possible d'être exténué à ce point ? ... Antoine, qui pesait cent cinquante neuf livres en partant des Seychelles n'en pèse plus que ... soixante six !

On prodigue aux deux rescapés tous les soins possibles ... Le Capitaine, Carlo Girola, câble la nouvelle aux Seychelles :
_" La Marie-Jeanne est retrouvée, avec deux survivants à son bord, Selby Corgat et Antoine Vidot ..."
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la nouvelle fait, à Mahé, le tour de l'île. Elle fait sensation ! _ Qui eut cru que l'on pouvait survivre en mer pendant deux mois et demi sans vivres ? ... On attend la fin de l'odyssée.


















_ LIII _







Mais revenons à bord du " Montallegro", revenons auprès des rescapés et de ceux qui en prennent soin ... Le Capitaine Girola câble à un médecin-spécialiste de Rome ... Il obtient des indications sur la manière de secourir les deux jeunes-gens : "Au début, ne leur donner qu'un peu de soupe ... Leur faire des injections de caféine ... Les laisser dormir".

Antoine et Selby dorment en effet ... Ils dorment presque tout le temps ... Pourtant, dans un intervalle de réveil, Antoine se souvient qu'ils ont laissé sur la Marie-Jeanne le corps de Monsieur Corgat ... Il en parle avec Selby ...

_"Trop tard "! leur répond le capitaine Girola: On ne peut plus revenir en arrière ... Le pétrolier se dirige vers Koweït, au fond du Golfe Persique.

Et voila pourquoi le capitaine Archibald, du "Harold Sleigh", venant à croiser la "Marie-Jeanne" à son tour découvre un cadavre, des vivres, des vêtements, treize livres sterling en billets des Seychelles ... Il fait jeter le corps à la mer et prend la "Marie-Jeanne" en remorque vers Bahreïn ... Lorsqu'il câble à Londres pour faire part de sa découverte, on est bien près d'imaginer un crime, un drame sanglant ... Allez donc savoir !... Elle en a gardé secrets, des crimes et des drames, la mer !












_ LIV _







La Marie-Jeanne, après soixante quinze jours d'errance sur l'océan, en remorque derrière le pétrolier "Harold Sleigh", vogue vers Bahreïn ... Antoine Vidot et Selby Corgat sont sur le "Montallegro", en route vers Koweït ... La situation, très vite, est devenue plus claire ...

En dix jours, Antoine et Selby sont à Koweït ... Ils sont accueillis dans un hôpital ... Médecins et personnels hospitaliers mettent en oeuvre tous leurs soins pour leur faire retrouver leurs forces perdues ... Ils en font à nouveau les solides gaillards qu'ils étaient ... Quinze jours après, ils montent dans un avion et s'envolent vers Bombay ... De là, ils regagnent les Seychelles par le navire le "Kampala". Nous sommes le quatorze mai ... Ils ont été absents de leur pays pendant trois mois et demi...




_ LV _




Cloches des églises, sonnez ... Que tout le monde se réjouisse et prie ... Que tout le monde prie pour ceux qui ne sont pas revenus ... Que tout le monde, pieusement, prie pour ceux qui ne reviendront plus ... Que chacun cependant remercie le Seigneur de nous avoir rendu Selby et Antoine ... Que, dans les paroisses et dans les familles, chacun se recueille et, malgré tout, se réjouisse de voir revenir deux enfants ...










Je vous ai conté, du mieux que je l'ai pu, avec les faibles moyens qui sont les miens ... Mais ce sont ceux que Dieu m'a donnés ... Je vous ai conté l'horrible histoire de la "Marie-Jeanne", qui se perdit sur l'océan, le vaste Océan Indien ... D'autres, bien d'autres navires se sont perdus, en cet océan ou sur les autres ... De certains on n'a jamais rien su ... On a su seulement que rien ni personne n'était revenu ... Des bateaux, bien des bateaux, gros ou petits ont disparu corps et biens et de ceux-là nul ne saura jamais rien. Il s'en perdra encore, des bateaux, pour des causes qui resteront à jamais ignorées ... Faut-il en référer au destin, à la malchance, à la Providence ... Aux Seychelles, pays où la foi est grande et intense, aucun doute : On parlera de la main de Dieu ...




_ LVI _




C'est ici que le conteur se taira, ayant achevé son histoire, la très véridique histoire de la "Marie-Jeanne", bateau de trente cinq pieds, construit en bois de takamaka ... Bateau qui dériva, erra dans les immensités de l'Océan Indien pendant deux mois et demi ... Et sur les dix passagers qui étaient à son bord lorsqu'il appareilla, le trente et un janvier mille neuf cent cinquante trois, on ne retrouva, le quinze avril, que deux survivants, qui avaient pour noms Selby Corgat et Antoine Vidot ... Veuillez, au moment où s'achève mon histoire et au moment où la braise s'éteint, alors que s'allument les kyrielles d'étoiles du Bon Dieu dans la ciel ... Veuillez avoir une pensée pour ceux qui ne sont plus ... Le conteur en sera suffisamment remercié. Il priera Dieu de vous conduire par la main en toute occasion et de ne jamais vous abandonner en quelque océan.

1 commentaire:

Dave Corgat a dit…

My name is David Corgat, the eldest son of Selby Corgat. I have just read your story of my father on the La Marie- Jeanne. My youngest brother Danny is here with me and we read this with great sadness of such a terrible journey. It is one that my father, Selby does not and has never spoken to his children about, as it must bring back so many terrible memories. My mother Geralda (Roberts) has told us on very few occasions the events of those 75 days. My father is still alive and well now aged 72 and living in Sydney Australia, and has not returned to the island in over 25 years. I would like to make contact with the family of Antoine Vidot, if you have any details I would appreciate it if you could forward me any details.