mardi 14 août 2007

LE TIGER

A dix heures du matin, la marée étant basse, nous sortîmes de notre cabine en nous agrippant à un filin : le pont était si mouillé et tellement incliné qu'il était impossible de se tenir debout. Nous étions prêts à débarquer.

On s'occupa d'abord de mon épouse, Sibella, et, comme on ne pouvait envisager de se servir d'une chaise, on lui passa une corde autour du corps. On la descendit, lentement, précautionneusement dans le grand canot. Ensuite, ce fut le tour de la servante, puis le mien et enfin celui du docteur.

Il y avait dans l'embarcation, en plus de nos bagages et de nos armes à feu, quatre moutons vivants, de la volaille, un porc, deux chiens greyhounds, un terrier, un jeune chiot et dix neuf personnes. Le soleil brillait mais les embruns nous arrosaient. Le bateau plongeait sans cesse. Nous ne pouvions rien voir.

Il était midi lorsque nous nous sommes éloignés de notre pauvre navire pour gagner le rivage ... qui nous paraissait si peu engageant ! Le grand canot était manoeuvré à l'aviron, mais il était en même temps remorqué par un canot à quatre rameurs. Le Commandant était resté à bord, en compagnie du steward en attendant que nous ayons débarqué. Le petit canot retourna les chercher pendant que les autres membres de l'équipage débarquaient les provisions et le matériel. Je voulus les aider, mais ils refusèrent. Sibella et la servante s'occupaient des choses fragiles : cartes, livres, compas. Elle plaçait tout cela dans un trou au milieu du sable, trou qui n'était pas autre chose que le nid déserté d'une énorme tortue de mer ...

Tout ayant été rangé en sécurité, au-dessus du niveau de la marée haute, je me mis à prospecter pour trouver un endroit propice à l'installation de notre campement. Le vent et le sable nous cinglaient. Tout près, je trouvai ce que je cherchais : Le sol était de bonne qualité, l'endroit était abrité par une dune de quatre à cinq pieds de haut que recouvrait une broussaille vigoureuse d'un vert vif ...






Le vallon surplombé par la dune était également verdoyant. Un espace fut nettoyé pour dresser une tente. On apporta rapidement des espars, des voiles, tout ce qu'il fallait ... La tente fut dressée pour les passagers et le matériel. Le grand canot et le youyou furent traînés jusqu'à ce qu'ils soient en sécurité, au-dessus du niveau des hautes-eaux. Un feu fut allumé pour les hommes d'équipage qui allaient dormir autour de lui. Avant la nuit, nous étions à l'abri. Nous avions des couvertures pour préparer nos couches et nous étendre, nous avions à boire et à manger. Nous avions même eu droit à une gorgée de thé chaud. Tout le monde était sauf et en sécurité. Nous invitâmes l'équipage à se joindre à nous pour la prière du soir, seuls quelques-uns, peu nombreux, s'étaient déjà effondrés dans un lourd sommeil dû à l'épuisement. Nos prières montèrent vers les cieux, remerciant Dieu de nous avoir tirés de cette terrible situation.



*


_"Pouvez-vous seulement imaginer ce que représente un tel débarquement ? _ Les seuls êtres vivants que nous avions pu apercevoir sur l'île étaient quelques petits crabes et des oiseaux de mer, blancs, qui avaient tout l'air d'être ébahis de nous voir là, sur ce rivage qui leur appartenait.

_" Pouvez-vous imaginer ce que cela représente ? _ Nous nous trouvions un instant auparavant sur un navire tout neuf, jaugeant soixante quinze tonneaux, ayant appareillé de Liverpool le trois mai mille huit cent trente six ... Pour ma part, j'étais alors Major de l'Armée des Indes. Je rejoignais mon affectation à Bombay. Mon épouse, Sibella m'accompagnait, ainsi que sa servante, Louise ...




_" Et puis ... Quand on y repense ... Il n'y a pas si longtemps que cela ...

- " Nous croyions que le bateau se trouvait au nord-est de Madagascar ... Le Commandant prévoyait d'atteindre le Cap Ambre le onze août ... Il virerait ensuite pour mettre le cap au nord. Nous pensions être sur la bonne route, mais ce n'était pas le cas !
_"Le temps était couvert. Le ciel était chargé de grains. D'après les calculs, compte-tenu de la distance qu'il estimait avoir parcourue depuis l'île Sainte-Marie, le Commandant pensa qu'il était temps de changer de cap. On vira à minuit. La nuit était sombre et pluvieuse. Le vent soufflait du secteur sud. Le navire filait huit à neuf noeuds ...

_" Le douze, alors que j'étais allongé sur ma couchette, au côté de Sibella ... Le navire talonne !

_" Les deux premières fois, il n'y eut que des raclements insignifiants ... Si légers que je ne bougeai pas ... Je restais allongé, écoutant intensément ... Je voulais croire que ce n'était pas vraiment une côte que nous avions touchée ... Que nous avions eu la chance de ne frôler que l'un des innombrables récifs si fréquents dans ces mers tropicales ...

_"Hélas ! Il se passa moins d'une minute avant qu'une vague nous ait soulevés ... Le navire retomba de tout son poids sur les rochers. Il y eut un horrible craquement. La roue de la barre vola en éclats. La mécanique se brisa. Le navire entier craquait, comme s'il allait à l'instant être réduit en pièces. Il continuait à taper sur la roche. Au bout d'une demi-heure, il se coucha sur le flanc gauche ... A partir de ce moment, il se mit à taper encore plus lourdement. Les vagues déferlaient, se brisaient sur la coque, nous submergeaient avec une violence de plus en plus grande. Pour ajouter à l'horreur de la situation, à chaque coup de boutoir, la cloche du bord tintait ...

_" Dès le premier choc, nous nous étions tous précipités sur le pont. Nous gardions le silence le plus complet. Au bout d'un moment, le charpentier proposa au Commandant de couper les mâts pour alléger le bateau. Celui-ci, en effet, à chaque lame, cognait avec une telle violence que son démantèlement était à craindre ...




_"Attendons que le jour se lève ... Il ne faut pas faire de bêtises ..."

-" Une heure plus tard, cependant, le navire continuant cogner aussi fort sur les rochers, le Commandant lui-même ordonna de couper les mâts ... Ils s'abattirent avec un fracas épouvantable. A partir de ce moment, le bateau resta en repos.


-"Pendant tout ce temps-là, l'équipage, sur le pont, était demeuré parfaitement calme et discipliné. Sibella, la servante, le docteur et moi-même, nous étions restés sur nos couchettes, offrant au Ciel nos prières ...

_"Le Commandant arriva : _ " Voudriez-vous avoir l'amabilité de descendre jusqu'à la cabine inférieure : Nous allons couper le mât de misaine."

_" L'inclinaison du navire était telle, et le pont était si mouillé, que nous avions l'impression de nous trouver perchés sur la crête d'un mur ! Il nous était quasiment impossible de nous déplacer ... Sibella était assise tout en haut, du côté au vent. En frappant la coque, une lourde vague la projeta au loin. Elle tomba à plat-ventre : Elle ne pouvait rien faire et je ne pouvais rien pour l'aider ... Un moment plus tard, profitant d'un instant favorable, en rampant, nous avons gagné la cabine inférieure. Nous nous sommes assis à même le plancher, du côté sous-le-vent.

_" Je fis alors quelques expéditions jusqu'à notre cabine, promettant chaque fois à Sibella de revenir très vite : Nous nous étions juré de périr ensemble si nous devions être noyés en cas de démembrement du navire ... Je parvins à ramener notre literie : Nous nous en servîmes pour nous asseoir de façon acceptable. Je ramenai aussi des vêtements chauds qui se trouvaient à portée de mes mains ... Nous nous habillâmes du mieux qu'il nous était possible. Mais nous étions tout mouillés et nous grelottions de froid. Nos montres, nos chaînes d'or et quelques bibelots furent mis en sécurité.









_" Attentif à notre sort, le Commandant ne fit couper le mât de misaine qu'au moment le moins dangereux. Nous étions toujours assis à l'intérieur du bateau et nous adressions toujours au Ciel nos plus pressantes prières ... Il y avait peu de chances pour que le navire demeurât entier jusqu'au jour : Il était plein d'eau et les caisses de la cargaison cognaient sous le pont. A travers les lattes de ce dernier, nous apercevions les lumières de la nuit ... Autant dire que chaque vague déversait des torrents dans la cabine ... Le navire cognait de plus en plus fort sur le roc. A chaque assaut de la mer on entendait une détonation telle que nous aurions pu croire que la coque avait explosé.


_"Et le vent soufflait toujours furieusement. La pluie l'accompagnait par intermittences. La nuit était noire. Nous ignorions complètement sur quoi nous avions fait naufrage : Était-ce sur un écueil ou sur une île ?

_"Charpentiers et hommes d'équipage, dans le noir, s'efforçaient de dégager le grand canot et les youyous ... les seules embarcations qu'il nous restât encore. En lieu sûr, ils entreposaient sur le pont des jambons, des alcools, de l'eau, des biscuits, des casseroles, des avirons, des voiles, des outils : tout ce qui pouvait nous être utile. Les porcs, les moutons, les volailles, tous les animaux vivants furent transférés du grand canot dans les chambrées, à l'abri, jusqu'à ce que les embarcations soient prêtes. Avec un pont incliné à quarante cinq degrés, que l'eau rendait glissant et que la mer assaillait à chaque instant, on peut imaginer le travail que cela représente !

Monsieur Spurs, à tout moment, me demandait quelle heure il était ... Enfin le jour se leva. Il était à peu près cinq heures et demie. Le navire n'était pas encore démembré. Nous pouvons constater que nous sommes échoués à l'ouest d'un rocher émergeant à fleur d'eau, du côté le plus exposé à la fureur des lames ... A un quart de mille, le rivage est sablonneux, avec quelques broussailles éparses. Je m'aventure sur le pont vers six heures. Cela me permet de prendre la mesure de la situation : Le navire est couché sur le flanc. Ses mâts brisés ont été emportés par la mer. Il ne reste plus que la bôme du foc, avec ses voiles qui pendent ... Le pavois est à moitié enfoncé. Les hommes, accaparés par leur labeur, se meuvent en silence ...





La mer emporte les mâts : Ils dérivent avec leurs voiles et leurs cordages ... Tout le gréement traîne le long du bord ... Quant à l'île, elle est basse, sableuse, inhospitalière ... De gros rochers et des coraux acérés encombrent ses rivages. Dans l'ensemble, cela paraît tout à fait misérable ...

_"Le charpentier, aidé par l'équipage, s'est mis à démolir le pavois à coups de haches pour qu'il soit plus facile de mettre les canots à la mer. A huit, ls pratiquent une énorme brèche. Le grand canot est mis à l'eau. Le Commandant y monte avec quelques hommes pour chercher un endroit propice au débarquement ... Bientôt ils sont de retour : Entre les écueils, il y a une petite plage qui est tout ce qu'il nous faut ... Nous nous dirigeons vers elle ... Quelques espars et des cages à poules ont déjà été rejetés par la mer ...



*
_"C'est à la mi-marée que nous avons débarqué. La mer s'étant retirée, le navire était couché sur le rocher, calme. La côte sous-le-vent était découverte. A travers les eaux claires, nous pouvions apercevoir le fond rocheux. Le Commandant nous conseilla de placer nos objets de valeur dans un coffre et mettre celui-ci dans le grand canot, qui était à l'eau maintenant, rempli d'objets et de matériel de première nécessité. Nous suivîmes le conseil, mais cela fut malaisé : Tout avait été chamboulé dans notre cabine ... Ce n'est qu'avec beaucoup de difficultés que nous sommes parvenus à ouvrir quelques malles et quelques portes ... Pour ouvrir un tiroir, notre cabine se trouvant sous-le-vent, nous étions pratiquement obligés de le soulever à la verticale!







Les poignées de cuivre me coupaient les doigts et, comme la mer était entrée à flots par les hublots brisés, le sol était couvert de verre cassé provenant des vitres et des bouteilles. Je m'y blessai sérieusement les pieds. Ces rapides expéditions étaient donc dangereuses. Par ailleurs, nos malles s'avéraient toutes trop grosses, trop peu maniables. Il était difficile de songer à les utiliser. Le seul bagage qui soit utilisable était un coffre chinois posé sur ma couchette. Il contenait mes livres précieux ... Je les jetai sur le plancher mouillé. J'arrachai cependant la carte du monde qui se trouvait dans mon atlas : Je la plaçai soigneusement sur ma poitrine, pensant qu'elle pourrait nous être utile plus tard ... Je réussis à mettre dans le coffre le peu d'argent que j'avais, les bijoux de Sibella, les médaillons qui contenaient les mèches de cheveux des enfants, quelques petits cadeaux que ces derniers nous avaient offerts, quelques couverts en argent, un peu de linge de rechange, des petites choses comme du fil, des couteaux, des médicaments, un tire-bouchon, des aiguilles, des rubans, des crayons, des porte-plume, du papier, de l'encre ... Ce qui me tomba sous la main ...

_"Je bourrai également mes poches avec tout ce que je pus trouver d'utilisable : Robinson Crusoë, dont je pensai qu'il pouvait nous donner des idées, un thermomètre, du savon, des objets de toilette ... Avant d'aller à terre, je fis un ballot avec des vestes de laine et des pantalons ... J'en pris autant que je pouvais en emporter car je savais combien nous en aurions besoin, lorsque nous serions exposés au froid et à la pluie ! Je fis un autre ballot avec des couvertures, y ajoutant quelques livres et du matériel à dessin ...


_"En quittant le bateau, nous étions bien tristes. Nous étions obligés d'abandonner notre cabine, nos malles, nos tiroirs remplis d'objets de valeur, la plupart de nos affaires ... Nous étions à peu près certains de ne jamais rien revoir de tout cela.

_"Au moment où le navire s'était échoué, Sibella avait jeté à la mer ses clefs et la bague de rubis qu'elle portait au doigt ... Son alliance avait failli suivre ... Heureusement, elle l'avait remise à son annulaire.






_"Avant de rejoindre notre embarcation, nous nous sommes assis par terre, dans notre cabine. Nous regardions la mer, transparente. Les crêtes des rouleaux déferlants étaient blanches comme la neige, elles étincelaient au soleil en passant devant nous ...

_"Regarde, Sibella, regarde comme le soleil est radieux ..."

_"Il sourit ... Mais pas pour nous !"





*

Il faut dire que, vraiment, depuis sa mise à l'eau, le "Tiger", notre navire, avait couru de malchance en malchance ... Il y a des bateaux comme cela, dont les hommes d'équipage disent qu'ils ont "la poisse". Il était pourtant beau et solidement construit. A tous points de vue, c'était un véritable modèle d'architecture navale.

Il avait commencé, lors de son lancement, par aller heurter le fond, à la sortie du chantier de construction. Ensuite, il était entré en collision avec deux autres navires. Un coup de vent avait abattu un de ses mâts ... Puis le cacatois, à son tour, s'était abattu ! Il avait appareillé de Liverpool le trois mai mille huit cent trente six pour un voyage qui était prévu sans escale jusqu'à Bombay. Il emmenait vingt et une personnes à son bord.









_ Près du cap de Bonne-Espérance, son Commandant, Monsieur Searight fut pris d'une crise de délirium-trémens. Le second avait été obligé de le faire enfermer et de faire escale à Table-Bay. On y avait débarqué le Commandant mais, presque immédiatement, les médecins l'avaient déclaré guéri! Le douze juillet, le Commandant était de retour à bord, les passagers embarquaient. Dans la soirée, on hissait les voiles ...





*

_"C'était à "Table-Bay", au cap de "Bonne-Espérance" que nous avions embarqué, Sibella, Louise et moi-même, ainsi que Charles Bore, le nouvel adjoint du Second-Capitaine, le Chirurgien Deacon et un Indien, nommé Jewa.

-"Nous n'étions pas très tranquilles : Il ne nous semblait guère possible que le Capitaine Searight fût en très bonne santé !

_"Depuis notre départ du Cap, il ne nous arriva que fort peu de choses ... A l'exception du mauvais temps. Les vents étaient tout à fait fantasques : faibles mais changeants, puis soufflant tout à coup en furieuses rafales.

_"Notre Commandant avait placé tant d'espoirs dans ce si beau bateau que tout ce qui retardait notre avance l'exaspérait. L'effet de l'alcool augmentait encore cette exaspération, tant et si bien que, dès le passage du tropique du Capricorne, il avait tout à fait perdu la raison.




_"Le quatre août il fut repris par le délirium. On fut obligé de l'enfermer dans sa cabine. Il y poussait des plaintes et des cris de désespoir. Il tenta de démolir la cloison pour s'échapper ... On le transféra sous le gaillard d'avant, dans une pièce spécialement aménagée. Il y resta sous la surveillance du docteur Deacon, celle de Monsieur Spurs, du Maître d'équipage. Tous ceux qui pouvaient se rendre utiles le surveillaient également.


_"Le Second assurait le commandement à sa place, bien évidemment. Pour contrôler ses chronomètres, il fit mettre le cap vers la terre ferme : Contrairement à toute attente, nous nous trouvions, le neuf août, près de l'île Sainte-Marie, sur la côte est de Madagascar. Nous la longeâmes jusqu'à quinze heures environ. Nous fûmes obligés de constater que les deux chronomètres étaient faux : L'un affichait une erreur de quatre vingt dix milles, l'autre une erreur de quarante milles. Ce matin-là nous perdîmes un mât et un cacatois dans la bourrasque ...

_"Un peu plus tard, l'alizé du sud-est étant bien installé, nous avions de faibles rafales, mais les pluies, elles, étaient torrentielles. Le vent variait dans le secteur sud.

_"Nous avons filé huit à dix noeuds pendant toute la nuit, qui nous avait pris dans les parages des onze degrés trente de longitude est. Le début de la nuit fut très beau.




*
_"Le Capitaine Searight semblait aller mieux. Le médecin et le second lui avaient passé ses vêtements et ils l'avaient autorisé à quitter sa couchette pour s'asseoir sur une chaise, sur le pont. Ils le surveillaient de près. Il n'avait pas dormi mais, tout de même, il semblait aller mieux.





_"Le médecin crut pouvoir s'absenter un moment. Il regagna sa cabine pour rédiger un rapport, laissant le Capitaine sous la surveillance du Second, lequel veillait en faisant les cent pas ... Profitant de l'occasion, le Capitaine se pencha vers sa couchette, qui était proche, faisant mine de vouloir s'y allonger ... Tout à coup, il se tourne vers la gauche et, avant que le Second ait pu faire quoi que ce soit, il fonce vers un sabord qui était resté ouvert malencontreusement ... Il fonce avec toute la vitesse dont est capable un dément ... L'alerte est aussitôt donnée et chacun court pour essayer de le sauver ...


_"En ce qui me concerne, je cours jusqu'à la dunette puis, revenant vers l'arrière, je cherche quelque chose à lancer par-dessus bord. Je ne trouve rien, puisque tous les espars et toutes les pièces de bois ont été solidement arrimés. Le bateau roule très fort. Alors, je jette un coup d'oeil par-dessus le bord :


_"Jamais je ne pourrai oublier ce que j'ai vu ! _ Le Capitaine était allongé sur le dos, sa tête et ses genoux sotient de l'eau. Il montrait une vigueur surnaturelle ... Son regard sauvage de dément était terrible. Il fixait le bateau qui le dépassait. Il semblait triomphant et ne paraissait pas du tout craindre de sombrer dans l'éternité ... Le navire filait dix noeuds, toutes voiles dehors ... Immédiatement, les drisses sont larguées, le bateau pivote, les voiles battant à tous les vents. On met le canot à la mer ... Au même instant, une vague nous inonde ... Le canot est submergé, retourné ... Miraculeusement son équipage est sauf, mais le Capitaine Searight, lui, a disparu dans le chaos et la fureur des éléments.

_"On ne pouvait rien tenter de plus ... Le bateau reprit le vent.

_" Ce n'était pas fini encore : Nous avions à peine repris nos esprits, à l'heure du thé ... Un bruit sourd vient nous alarmer, plus fort que la détonation d'un canon ! ... C'est une voile qui est tombée avec sa bôme. L'ensemble, probablement mal fixé, a chuté du haut du gréement. Après les événements de la journée, nous restons effrayés pour un bon bout de temps !





_" Et si, encore, cela avait été la fin de nos ennuis ! ... Vers dix heures du soir, nous allons nous coucher. Je venais juste de m'allonger lorsque d'horribles hurlements alertent tout le monde. Chacun monte sur le pont. Le Commandant, lui, court vers l'arrière ... C'était le timonier qui avait pris peur : Il avait cru voir un fantôme ! ... La nuit était noire, la tempête rugissait, le second était monté sur le roof afin de vérifier le comportement de l'homme de barre ... Sa soudaine apparition avait provoqué la panique de cet homme dont l'esprit était encore tout plein des terribles événements de la journée : C'etait pourquoi il avait hurlé.

_"Le onze août nous virons de bord, pensant avoir doublé le cap Ambre ... Le douze aux environs de une heure du matin, le "Tiger" talonnait sur le récif !







*
_Et nous voilà naufragés, sur la plage d'une île déserte ... Les seuls êtres vivants que nous avons pu voir sont de rares petits crabes et des oiseaux de mer blancs qui s'approchent de nous, comme étonnés de notre débarquement sur leurs rivages ...

_" J'avais lu quelque part que, même dans les endroits les plus désertiques, il était possible de trouver de l'eau en creusant le sable. J'appelai quelques hommes qui se munirent de pelles. Nous commençâmes à creuser ... A une profondeur de trois pieds, environ, nous rencontrâmes une couche dure de roche corallienne d'une épaisseur d'environ six pouces. Ensuite, le sol était meuble.





_"A cinq pieds de profondeur, il était semblable à de la craie humide ... C'était bon signe. Je goûtai cette boue : Elle était douce. Assoiffé, un chien, qui se trouvait là, la lêcha avidement. Encore quelques pelletées et nous avions de l'eau en quantité suffisante pour remplir le fond d'un pichet. Tous, nous la goûtâmes : Bien qu'elle fût blanche comme de la craie, nous la trouvâmes fraîche et douce. Elle avait un arrière-goût de lait frais ...

_" Monsieur Blore avait mesuré la hauteur du soleil. Elle donnait une latitude de dix huit degrés sud. Notre conclusion, c'était que, comme nous l'avions imaginé, nous nous trouvions sur l'île inhabitée de Juan-de-Nova. Monsieur Spurs nous lut à haute voix la description que font de cette île les instructions maritimes de Horsburg : Il semblait bien qu'elle confirmait notre hypothèse ...

_" Je m'étais demandé pourquoi le timonier n'avait pas donné l'alerte, au moment où nous nous étions échoués, le douze au matin. J'interrogeai l'homme à ce sujet. Il me raconta qu'il avait bien entendu le rugissement des brisants mais qu' il avait pensé qu'il s'agissait d'un phénomène surnaturel à mettre en relation avec la mort du Capitaine Searight ... C'est pourquoi il n'avait rien dit ! Et c'est pourquoi nous nous trouvons maintenant sur la plage déserte d'une île déserte dont nous ne sommes même pas tout à fait certains de l'identité, ni de la position ...






*



_"Les vivres ne manquaient pas ... Le premier jour, le cuisinier avait fait un énorme ragoût, avec toutes les dindes et toutes les autres volailles qui s'étaient noyées. Il avait ajouté à cela quantité de jambon et de biscuits.

_"Nous avions deux cents jambons, une douzaine de bons et gros fromages, plusieurs barils de biscuits, de l'alcool, du vin en tonneaux et en bouteilles, de la bière, un baril de farine, un autre d'orge, un troisième contenait de l'avoine. Nous avions un peu de riz et de sucre, des épices, des pickles, des sauces, de la moutarde, plusieurs moutons, un porc, une douzaine de poules... Nous avions également des nappes, des couteaux et des fourchettes, des assiettes, des plats, des tasses, des saucières ... Et une quantité de livres religieux, éducatifs ou pratiques, des plumes, de l'encre et du papier, quelques vêtements ... Notre existence était assurée et nous pouvions, si nécessaire, passer plusieurs mois sur cette île.

_" Nous avons commencé par en faire le tour. Il fallait pour cela environ dix heures, à pied. Son périmètre devait donc mesurer environ quinze miles. Sur les plages, on rencontrait une assez grande quantité d'épaves : grands arbres arrachés, les racines à l'air, provenant sans doute de Madagascar et amenés là par les courants marins, débris de bateaux, dont une ancre de bonnes dimensions et le mât d'un grand navire. Nous rencontrâmes même une grande pirogue abandonnée, des huttes en ruine, des traces de foyers contenant encore du charbon de bois ... Il n'était pas interdit d'envisager pour le futur un éventuel débarquement d'indigènes malgaches ... Nous avons aussi, pendant la durée de notre séjour sur l'île, capturé plusieurs tortues de mer, qui vinrent agrémenter notre ordinaire. Des filets, confectionnés par les hommes d'équipage, permirent aussi de pêcher quelques poissons, dont certains de bonne taille.

_" Le temps passait, assez monotone. Les matelots, plusieurs fois, se rendirent jusqu'à l'épave de notre navire, laquelle n'était pas encore disloquée. Ils en ramenèrent surtout, hélas, des bouteilles d'alcool avec lequel ils s'enivrèrent plusieurs fois, nous causant de grandes frayeurs par leurs colères et leurs rixes.





_" Bien que relisant souvent les Instructions Nautiques, nous n'étions pas très sûrs de l'identité de notre île et, partant, de sa situation exacte : Étions-nous sur Juan-de-Nova ou bien sur Astove ? De l'avis général, nous devions nous trouver sur Juan-de-Nova ... Nous étions quelques-uns à ne pas en être absolument convaincus.

_" Dès les premiers jours, le charpentier, aidé par quelques hommes, avait entrepris de modifier le grand canot : Il voulait l'allonger, portant ainsi sa longueur à trente pieds hors-tout, alors qu'elle n'était initialement que de vingt trois pieds. Il utilisait pour cela des pièces de bois récupérées sur l'épave de notre pauvre "Tiger". Son équipe travaillait d'arrache-pied. Nous avions décidé que Monsieur Spurs embarquerait, dès que possible, avec quelques hommes. Ils essaieraient d'atteindre les Seychelles. L'alerte donnée, on reviendrait nous porter secours.

_" Une nouvelle expédition jusqu'à l'épave nous a permis de ramener trois barils de viande de boeuf et un de viande de porc. Ces salaisons seront réservées à ceux qui, comme nous, doivent rester sur l'île. Nous avons préparé un petit nombre de messages, écrits sur du papier à dessin :

_" Le "Tiger", de Liverpool, s'est échoué sur Juan-de-Nova ou l'île Farquhar, Latitude dix degrés sud. L'équipage et les passagers se trouvent sur la côte est. Le mouillage est au nord."

_" Ayant rédigé ces messages, je les signai de mon nom : " W. Stirling, Capitaine de l'Armée Indigène de Bombay." Tous ces messages furent placés dans des bouteilles, que nous avons cachetées. Elles devaient être emportées par nos amis et lancées à la mer l'une après l'autre ... Peut-être quelqu'un les trouverait-il ? Le grand canot, dans sa nouvelle structure, reçut un nouveau nom de baptême : Nous lui donnâmes celui de "Hope", l'"Espoir" ... Quel plus beau nom aurions-nous pu lui donner ?











_" Le mardi six septembre, le "Hope" était mis à la mer, non sans difficulté car les vents et les vagues n'étaient guère favorables ... Ayant tourné la pointe sud de l'île, il trouva un bon mouillage dans une anse paisible. Son équipement fut complété. Le quinze septembre, dès l'aube, les onze hommes qui composaient l' équipage étaient fin-prêts. Partageant une chope de brandy, nous avons trinqué au succès ...

_" Nous nous sommes tous serré la main, formulant des voeux pour que le voyage fût heureux et agréable ... Tout le monde étant à bord, les voiles hissées, le "Hope" appareilla à sept heures précises, par jolie brise. Les conditions étaient toutes favorables. Restant à terre, nous poussâmes tous un triple"hourra !". Jusqu'à huit heures, le bateau demeura visible, puis il disparut à l'horizon.

_" La vie a repris sur l'île : Occupations botaniques, pêche, recherche de tortues de mer, ramassage du bois ... Pour ma part, je m'amusai même à semer quelques graines et à planter quelques légumes. Sibella , elle, s'était vouée à la production de sel pour améliorer notre nourriture : Elle faisait évaporer de l'eau de mer dans une marmite...

_"Je n'étais pas encore convaincu que nous nous fûssions sur Juan-de-Nova. Je relisais ce qu'écrivait Horsburg à propos d'une autre île, dénommée Astove :

" Astove est située approximativement à une latitude de dix degrés sud et à une distance de dix lieues de l'île de Cosmolédo. C'est une petite île basse sur laquelle les navires français "Le Bon-Royal" et "Le Jardinier" ont fait naufrage, dit-on. Une frégate française ayant vu Juan-de-Nova le trente août mille sept cent soixante neuf fit naufrage, la même nuit, sur les bancs de Providence, à quarante ou cinquante milles plus au nord. Cette île a été visitée épisodiquement par d'autres navires ... "

_" En fait, nous l'apprîmes plus tard, c'était bel et bien sur Astove que nous avions échoué et non pas sur Farquhar. Cette erreur impliquait deux conséquences, et chacune d'entre elles aurait pu être tragique :






*Nos camarades, partis sur le "Hope" n'avaient aucune chance de gagner les Seychelles comme ils en avaient l'intention, puisqu'ils ignoraient la véritable position de leur point de départ ...
*Les secours que l'on aurait pu nous envoyer n'avaient guère de chances de nous parvenir, que l'on ait été alerté par nos compagnons embarqués du "Hope", ou bien qu'on l'ait été par l'un des messages largués dans des bouteilles ... En fait ... nous ne pouvions que l'ignorer, mais un secours éventuel ne pouvait, qu'être fortuit, c'est à dire bien improbable.







*


_Effectivement, le voyage de Monsieur Spurs et de son équipage ne fut pas du tout conforme à nos prévisions ... Ils réussirent bien à s'en tirer, mais ce ne fut qu'après avoir navigué longuement, en suivant un itinéraire tout à fait imprévu ... tant et si bien que lorsque Monsieur Spurs finit par arriver sur notre île, (car il y arriva tout de même ...), nous n'y étions plus : Nous étions partis depuis quelques jours ...








_ Le quatorze octobre, m'étant levé tôt le matin, je vois arriver le canot, monté par deux hommes. Je ne sais pourquoi ... un pressentiment ... Je préviens Sibella ...

_ Les deux matelots, nommés Ismaël et Bobby quittent leur embarcation à la hâte, sans même prendre le temps de ferler les voiles ni de tirer l'embarcation au sec. Ils pataugent dans la vase pour essayer d'arriver plus vite au rivage...Ils courent jusqu'à notre campement :

_" Au large, il y a un grand navire ! "

... Aujourd'hui, il y a trente et un jour que le grand canot est parti. Nous pensons qu'il a eu le temps d'atteindre les Seychelles et que ce sont nos amis qui nous ont envoyé du secours ... Nous faisons des signaux avec nos pavillons ... A dix heures, nous avons la joie de voir, par-dessus les arbres qui entourent notre camp, les superstructures et les voiles d'un grand vaisseau ...

_ Vers midi, un canot, vient vers nous. Le premier homme qui débarque a les cheveux crépus. Ill est habillé avec élégance ...

_" Eh, l'ami, je suis heureux de vous voir ! D'où venez-vous ?

_ Il me répond, dans un excellent Anglais :

_ " Je viens de Londres, Monsieur ..."

_ A sa réponse, je lui serre la main en y mettant tout mon coeur ... Il nous apprend que ce bateau s'appelle l'"Emma" _ C'est un baleinier des mers du sud immatriculé à Londres. Son capitaine s'appelle Monsieur Goodman ... Notre interlocuteur est le tonnelier du bord et il s'appelle White.







_"Le Capitaine lui-même nous rejoint bientôt. Je le présente à Sibella. Il était venu relâcher à Astove pour y pêcher la tortue. Il nous demande de faire nos préparatifs car nous conduira jusqu'aux Seychelles ... C'est lui qui nous apprend que nous trouvons sur Astove et non pas sur Juan-de-Nova.

_ Le seize octobre, nous quittons notre campement en laissant nos tentes debout. Sur un panneau d'écoutille, j'écris en grandes lettres, à la peinture blanche :

_" Les passagers et l'Équipage du "Tiger"ont été miraculeusement sauvés par l' "Emma", de Londres, Capitaine Goodman, qui les a recueillis et emmenés aux Seychelles." Je signe : "W.Stirling, Capitaine de l'Armée de Bombay".

_ Une lettre est placée dans une bouteille cachetée. Elle est destinée à Monsieur Spurs, au cas où il réussirait à revenir ...Nous laissons aussi des provisions, nos deux poules, qui couvent, et deux coqs ... Tout cela pourra éventuellement rendre service à ceux qui auront peut-être l'infortune de nous succéder un jour ...






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_ Le premier novembre à minuit nous mouillons l'ancre à Mahé, après une traversée de quatorze jours. Je débarque immédiatement, avec le Capitaine Goodman et le médecin. Nous rencontrons Monsieur George Harrison, représentant du Gouvernement. Il nous invite, Sibella et moi à loger chez lui.

_"Un petit navire était en construction. Il était presque achevé et, par un heureux hasard, sa première destination était prévue pour la côte de Malabar ... Nous retenons nos places pour Bombay ...







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_ Quant à Monsieur Spurs et à son équipage, embarqués sur le "Hope", j'ai dit qu'ils avaient tenu leur promesse et étaient revenus nous chercher sur les lieux du naufrage ...







_"En fait, le jour ils avaient quitté Astove, ils avaient aperçu les îles Cosmolédo ... Qu'ils avaient prises pour l'île Providence et ses récifs, à cause de l'erreur concern ant leur point de départ ...

_"Toujours par suite de cette erreur sur leur point d'origine, ils avaient fait fausse route sans s'en apercevoir ... Ne parvenant pas, bien entendu, à atteindre les Seychelles, leurs provisions diminuant sérieusement, ils avaient mis le cap sur Zanzibar et la côte d'Afrique ... Ils étaient arrivés à Zanzibar au bout d'une navigation de seize jours. Ils y furent très bien accueillis par le Sultan, fils de l'Imam de Mascate. On leur offrit le passage sur un Dow, pour se rendre à Bombay ... Mais, avec ce dow, ils avaient rencontré les vents de la mousson du nord-est et n'étaient pas parvenus à les remonter. Ils s'étaient donc dirigés vers un port appelé Brava, sur la côte d'Afrique. Ils y avaient trouvé un petit schooner anglais du nom de "kite", lequel trafiquait la poudre d'or, l'ivoire, la gomme et l'écaille de tortue ... Surprise : Le Capitaine de ce schooner nous connaissait ... En entendant prononcer nos noms, il se porta volontaire pour aller nous chercher sur Juan-de-Nova ... Monsieur Spurs, le charpentier et le menuisier du "Tiger", laissant là le reste de l'équipage s'embarquèrent.


_ Ils arrivent à Juan-de-Nova, où ils comptaient nous trouver ... En fait, ils trouvent ... Une famille de Français, installée là avec ses noirs ! Ils repartent vers Astove : Nous n'y étions plus ... mais ils rencontrent un bateau, l' "Étoile", venu de Mahé avec Monsieur Blore pour tenter de sauver ce qui restait de la cargaison du "Tiger".

_ L' "Étoile" retourne à Mahé avec ce que l'on a pu récupérer ... Il y a maintenant cent dix huit jours que Monsieur Spurs a quitté Astove à bord du "Hope" !










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